Une remise à plat des règles du jeu financières, en réponse aux enjeux d’économie, d’égalité et de société.

Rien ne va plus dans notre propension à s’approprier les richesses du progrès plutôt qu’à les partager, ou à exploiter le vivant plutôt qu’à le préserver. Confrontés aux crises qui se succèdent depuis 2008, nous semblons désormais tous conscients de l’impasse dans laquelle nous conduit notre modèle social, économique et financier actuel. La question fondamentale induite par ces différentes crises est donc : « De quel modèle de société voulons-nous à présent ? ». Pour la consultante et entrepreneur dans l’innovation et la blockchain Stéphanie Flacher, membre du conseil scientifique et éthique et experte pour le Fonds MAJ, la réponse à cette question nécessite de revoir nos vieilles croyances sur la définition comptable et monétaire de la richesse, ainsi que sur leur gouvernance. Reste à savoir si, aujourd’hui, chacun a la capacité à revoir ses acquis et à prendre ses responsabilités.

Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans notre modèle économique et financier ?

Stéphanie Flacher > Prenons une image, comparons l’économie à un gâteau. Imaginez ! Non seulement nous partageons ce gâteau de façon de plus en plus inéquitable, mais en plus, nous sommes en train d’épuiser les ingrédients disponibles pour le fabriquer : la nature et l’énergie humaine. Mais plutôt que remettre en question les ingrédients de base de la recette, nous nous concentrons sur les additifs, c’est-à-dire sur les indicateurs extra-comptables : nous saupoudrons le gâteau économique d’adjuvants via les indicateurs de bien-être ou de consommation de CO2 en espérant résoudre les inégalités et l’épuisement des ressources. Mais, jamais, nous ne touchons au cœur de la recette.

Poursuivons notre analogie. Si l’important à nos yeux est réellement de préserver le vivant et de créer une logique de partage des richesses plutôt que de prédation, comment expliquer que le seul ingrédient comptable de valorisation de la richesse, donc de création de monnaie, reste celui de la production de biens et de services marchands ? A l’inverse, l’énergie humaine, pourtant à l’origine du fonctionnement de l’économie, est encore comptablement considérée comme une charge, une dépense de personnel, dans un bilan d’entreprise ou un compte public. Jamais elle n’est considérée comme une création de valeur monétaire en premier chef, donc comme un ingrédient essentiel à la recette. A l’ère numérique où la valeur est plus immatérielle que matérielle, cela interpelle ! De même, à la lumière de la crise économique et sanitaire que nous traversons depuis début 2020, alors même que nous voulons mieux protéger les humains et la planète, nous sommes piégés dans une logique de production et consommation sans fin, à mon sens totalement incohérente.

Si l’on veut agir sur les équilibres économiques, l’enjeu est donc de s’attaquer à la recette du gâteau pour y intégrer de nouveaux ingrédients, par exemple de nouvelles contributions sociales et environnementales. Un autre modèle est effectivement possible, à condition de ne pas réduire la valeur à l’unique norme comptable marchande et de ne plus produire des biens et des services jusqu’à ce que la planète s’épuise totalement.

Sommes-nous la voie d’un nouveau modèle de finance (fin-ance), d’une forme de « début-ance » ?

S.F. > C’est en cours. Il suffit de regarder le thème central du sommet du World Economic Forum, qui se déroule à la fin du mois de janvier 2021, pour s’en persuader. Il s’agit de la Grande Réinitialisation (Great Reset), définie comme « un engagement à construire conjointement et de manière urgente les bases de notre système économique et social pour un avenir plus juste, plus durable et plus résistant. » C’est un signe objectif de changement à l’œuvre, quelle que soit l’intention réelle de ce temple de l’économie mondiale. Qu’il s’agisse d’un appel à une évolution profonde ou simplement d’une volonté de préserver le pouvoir acquis sous couvert de changement, cet appel à une Grande Réinitialisation du capitalisme est une opportunité à saisir par chacun d’entre nous. On se réjouit notamment de constater que la démarche est extrêmement systémique et que la mesure du challenge est posée : il s’agit de redéfinir les règles du jeu. En revanche, la question qui fâche reste de savoir qui va décider de ces nouvelles règles du jeu ? Rien ne le précise, et le diable est sans doute dans ce détail…

Pour comprendre ce qu’implique cette ″Grande Réinitialisation″, prenons une nouvelle image, celle du Monopoly. Ce jeu, auquel correspond notre système économique et financier global depuis l’ère industrielle, consiste à construire des maisons et des hôtels, donc des biens matériels, et à mener à la ruine ses concurrents dans une logique du ″winner takes all″. Mais aujourd’hui, sous peine de chaos social et d’épuisement des ressources naturelles, un consensus a émergé sur le fait que de nouvelles règles du jeu sont à inventer. L’enjeu est donc de repenser en profondeur toute la matrice, pour ne plus faire de l’humain et de la planète de simples variables d’ajustement au service d’intérêts matériels privés. Espérons-le en tout cas. La table du jeu actuelle du Monopoly est donc à renverser, et un nouveau jeu est totalement à concevoir, avec des nouveaux rôles tenus par de nouveaux acteurs, nouvelles croyances, nouvelles organisations, nouvelles définitions de ce que l’on considère comme une richesse. Ce sera forcément un jeu numérique, où il sera possible de créer son monde, un peu comme le jeu ″Animal Crossing″. Les enfants sont fans ! Pour les adultes, il est très possible que ce jeu, qui permet de définir ses propres règles et de jouer uniquement avec ceux qui les partagent, n’existe pas encore. Il pourrait se jouer via des plateformes numériques, arbitrées par des tiers de confiance proches des parties prenantes. Dans la réalité, l’émergence de réseaux blockchain du type de celui de logion.network pourrait le permettre : cette solution intègre des officiers de justice européens décentralisés, qui agissent comme tiers de confiance administrant localement les échanges définis entre les parties prenantes. Cela va permettre d’organiser des plateformes économiques locales, dans son immeuble, son quartier, son entreprise ou sa ville, tout en ayant la possibilité d’échanger avec quelqu’un à l’autre bout du monde. C’est la force du numérique.

[ Quésako ] La débutance : vers la fin de la finance ?

Nous vivons aujourd’hui la fin de l’ère industrielle. Pour sortir de ce règne de la surconsommation, il est temps de quitter la logique financière et monétaire qui prévalait dans cette ère d’abord matérielle et marchande. C’est le point de vue défendu par Geneviève Bouché, Elodie Mélière et Claude Perigaud, quand ils ont créé le concept de débutance.

L’objectif est de repenser notre système productif actuel, pour réorienter le travail sur la capacité de créativité des humains en faveur du bien commun. La finance actuelle ne peut pas rémunérer ces contributions, parce qu’elle n’échappe pas à la nécessité de rentabilité et de profitabilité matérielle. En revanche, la débutance s’entend dans le cadre d’une économie contributive. Elle permettrait de créer de la valeur qui se bonifie dans le temps et de re-répartir en permanence les bénéfices du travail réalisé en commun. Aujourd’hui ce partage est devenu possible à modéliser avec les technologies numériques (big data, IoT, blockchain).

Le Fonds MAJ a également réfléchi à cette notion de débutance. Pour le Fonds, c’est un nouveau modèle économique, fondé sur des modèles hybrides de financement basés sur une monnaie complémentaire et une gouvernance partagée, ce qui permettra d’investir localement uniquement, selon les règles du jeu des parties prenantes engagées et pour le bien commun.

Quels leviers pourraient faire émerger de nouvelles règles économiques ?

S.F. > En matière comptable, de nombreuses initiatives existent pour que l’axe productif actuel de valorisation de la richesse soit ouvert à des critères nouveaux de protection de l’environnement et de mesure des contributions humaines immatérielles. C’est un premier pas important. Cependant, on observe à ce stade que ces initiatives sont tenues à l’écart de la création de monnaie associée. Protéger l’environnement ou contribuer aux équilibres sociaux n’est en effet pas considéré comme créateur quantitatif de richesse, mais seulement abordé comme critère qualitatif d’orientation positive du capital dépensé ou investi. Or, si l’on ne touche pas au cœur du réacteur de la création monétaire et que l’on reste juste au niveau des impacts, il n’y a aucune raison que le système de répartition des richesses et de préservation des ressources naturelles ne s’améliore profondément.

Dès lors, dans chaque entreprise, il n’est pas interdit d’ores et déjà de se projeter dans une raison d’être ou une mission d’entreprise qui référence de nouveaux critères de valorisation des richesses créées, sociales et environnementales, qui soient assorties de création de monnaie à la source. Cela implique aussi de projeter les chaînes de valeur de toute l’organisation dans ce nouveau business model : cycle de production et distribution, gestion du capital humain et de toutes les parties prenantes, prise en compte des externalités, programmation des systèmes d’information, gouvernance des données, etc. Se projeter dans l’inconnu et le nouveau n’est jamais chose aisée, mais au final il est question de générer une nouvelle réalité comptable dans laquelle la croissance redevienne possible car hybride : croissance matérielle, croissance des équilibres sociaux, croissance de la régénérescence des ressources naturelles.

Avec ces nouvelles règles, quels sont les enjeux de gouvernance ?

S.F. > C’est la question la plus importante. Car si l’on peut s’attendre à une ouverture prochaine des normes comptables de création de richesses sous la pression climatique et sociale actuelle, la question de savoir « qui décide de quoi selon quelles règles ? » est celle à surveiller. Il paraît en effet raisonnable d’éviter d’avoir un grand pâtissier mondial du gâteau économique, ou un maître du jeu universel, aux commandes des solutions et des plateformes numériques, qui aurait la main sur les données de masse. L’enjeu ici est en effet de ne pas tomber dans un modèle où un superordinateur, à la solde d’un Etat ou d’un Big Tech, nous imposerait des règles et des critères de bonheur ou de richesse, qui ne correspondent pas à nos aspirations profondes. Ce risque est élevé. Nous devons dès lors être attentifs à ce que la programmation des outils numériques, désormais au cœur de nos échanges de toute nature, soit opérée de façon modulaire et démocratique. Il faut pousser partout à une logique de programmation des systèmes et des plateformes numériques, qui parte systématiquement des utilisateurs-citoyens pour aller vers les instances de gouvernance. Celles-ci, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’institutions, administrent ainsi les règles et les échanges sous délégation de notre responsabilité.

Nous pouvons le faire. Des plateformes se sont déjà engagées sur cette voie, à l’exemple de la plateforme Panodyssey d’Alexandre Leforestier. Elle propose à chacun d’être auteur de contenu, de choisir son business model et de monétiser ou non ses articles. A cet égard, fidèle à l’ADN de subsidiarité des pouvoirs qui a prévalu à la construction de l’Europe, les travaux en cours de la Commission Européenne sur la réglementation des technologies sont intéressants à suivre. A travers le Digital Services Act et le Digital Market Act, lancées en décembre dernier pour régir l’espace numérique, l’Europe va dans le sens de spécifications de haut niveau des technologies qui mettent en avant des éléments clés de gouvernance souveraine, comme le recueil du consentement préalable éclairé des utilisateurs, la portabilité des données, le cadrage des responsabilités des parties prenantes numériques.
Ne nous y trompons pas, les enjeux de systèmes technologiques sont fondamentalement des enjeux de gouvernance et de pouvoir sur l’autre : qui a la maîtrise et la propriété des systèmes dirige, donc qui maîtrise le flux de données maîtrise l’économie et l’homme. C’est pourquoi nous devons chacun nous saisir du sujet.

Finissons avec un peu de prospective : quel monde d’après avec ces nouveaux modèles ?

S.F. > Puisque nous sommes appelés à reconstruire un modèle plus juste et plus résistant, prenons le temps de nous interroger chacun, en conscience, sur les nouvelles règles du jeu que nous souhaitons pour organiser la société : quel est le meilleur mode de définition et de répartition des richesses, ainsi que d’organisation de la gouvernance, pour mettre en action harmonieuse 7,5 milliards d’énergies humaines aux intérêts individuels propres, tout en tenant compte des enjeux de bien commun et de ressources limitées de la planète (mais au potentiel de progrès encore élevé) ? Comment passer d’une logique ″Maître-Esclave″, globalement à l’œuvre depuis 10 000 ans dans nos différentes formes d’organisation et de croyances, à une autre logique qui fasse le pari du Vivant et de chaque individu souverain et responsabilisé ?

Un saut de conscience vers une civilisation plus mature est possible : les outils numériques existent, l’enjeu est dans la définition démocratique de nouvelles règles du jeu et dans leur paramétrage modulaire dans les systèmes, avec l’objectif permanent du respect de l’intégrité de chaque individu.

[ L’expert ] Stéphanie Flacher, banquière « défroquée » sur la voie de nouveaux équilibres.

Stephanie Flacher
Stephanie Flacher, membre du comité scientifique et éthique du Fonds MAJ

Stéphanie Flacher emploie facilement le terme de ″défroquée″ pour illustrer son choix de renoncer il y a quelques années au confort d’un secteur bancaire qu’elle avait servi pendant 20 ans, mais qui ne correspondait plus à sa vision du rôle de tiers de confiance. Sa conscience du besoin de refonte complète du système économique et financier s’ancre à la fois dans cette carrière bancaire, mais aussi dans l’élargissement de sa compréhension de l’humain via sa formation de coach professionnel ainsi que dans son rôle d’entrepreneur dans les technologies blockchain. Dans ses engagements aujourd’hui, Stéphanie Flacher est dans une démarche permanente de recherche-action, entre ses travaux au sein de plusieurs structures sur l’émergence d’un nouveau modèle de progrès, et des projets opérationnels répondant à cette logique de transformation de modèle. Elle est notamment engagée dans le développement de logion.network, un réseau blockchain européen administré par des officiers de justice décentralisés. Elle est également associée de La Fabrique du Futur, où elle contribue à concevoir et implémenter dans les entreprises un nouveau contrat économique, social et monétaire ; un livre collectif sur une stratégie pour un futur humain est à paraître à l’automne 2021 !

Crédits photos : © Stéphanie Flacher, © Adobe Stock