Une nouvelle forme de société symbiotique en réponse aux enjeux environnementaux, économiques et sociaux.

« Si nous voulons éviter de grandes misères humaines, il est indispensable d’opérer un changement profond dans notre gestion de la Terre et de la vie qu’elle recèle » :  « L’avertissement des scientifiques du monde à l’humanité » signé en 1992 par l’Union of Concerned Scientists et 1 700 scientifiques, dont de nombreux Prix Nobel, résonne aujourd’hui. Vingt-cinq ans après, 15 000 scientifiques de 184 pays avaient lancé une seconde mise en garde et pointaient la date charnière de 2020, une date retenue également dans le film Home réalisé en 2009 par Yann Arthus-Bertrand. 2020, nous y sommes, englués dans une crise sanitaire exceptionnelle. Isabelle Delannoy, Ambassadrice du Fonds MAJ et cofondatrice de la Chaire partenariale d’Économie Symbiotique des Territoires, est néanmoins convaincue que d’autres voies existent pour basculer en 10 ans vers un nouveau modèle d’économie régénérateur et à l’écoute de la planète. Elle s’explique.

Quelle est votre vision de la société en 2020 ?

Isabelle Delannoy > Je considère aujourd’hui que nous sommes arrivés dans une impasse, et que si nous poursuivons dans la voie actuelle, nous assisterons à un effondrement des équilibres biologiques planétaires avant la fin du siècle. La terre changerait alors complètement de visage, subissant de plus en plus d’inondations, de canicules ou de tempêtes. L’Asie, la côte ouest de l’Afrique et l’Amérique latine deviendraient invivables. Ce ne serait pas la première fois de l’histoire terrestre, mais cela pourrait clore en revanche l’épisode humain sur la planète. 

En 2020, l’épidémie Covid-19 illustre les prémices de cette perte d’équilibre. La biodiversité nous a pendant longtemps protégés. Aujourd’hui, nous n’avons plus ce tampon, et le moindre choc risque de nous conduire à une nouvelle crise. Celle que nous vivons est l’une des premières, peut-être même l’une des moins rudes.

Je veux néanmoins rester optimiste et ne pas rester sur ces constats dramatiques. Je pense qu’un avenir est encore possible, d’autant plus que la prise de conscience s’est accélérée avec la pandémie actuelle. Je crois à notre capacité à réagir et à engager une mutation profonde de la société sur les plans écologique, économique et social. Reste à veiller à ce que cette transformation se fasse dans le respect de nos libertés individuelles.

Comment s’est manifestée votre prise de conscience vis-à-vis de l’écologie ?

I.D. > J’étais très jeune ; j’avais 4 ans. J’ai demandé à mon père l’explication d’une phrase qu’il venait de prononcer : « L’eau sera l’or bleu du 21e siècle ». C’est à ce moment-là que j’ai saisi intuitivement que ce que je croyais établi ne l’était pas en fait. Puis les crises écologiques et économiques se sont succédées, qui m’ont alertée et m’ont fait comprendre que notre modèle de société est gravement en panne. J’ai donc orienté ma carrière professionnelle au service de mes convictions. Je suis devenue Ingénieure agricole et j’ai accompagné des agriculteurs bio, travaillé sur l’écologie au quotidien, collaboré avec Yann Arthus-Bertrand, interrogé les candidats à l’élection présidentielle de 2007 sur les questions environnementales… Durant cette période, j’ai échangé avec de très nombreux climatologues et océanologues, qui faisaient tous le même constat. « Nous n’avons pas plus de 10 ans pour réagir face à la situation et à partir de 2020, il faudra changer de braquet pour sauver la planète, » m’ont-ils dit. C’était en 2009 et j’ai eu ma dernière vraie prise de conscience avec la quinzième Conférence sur les changements climatiques COP15 à Copenhague. Sans accord sur les objectifs et les financements, sans prolongement de l’accord de Kyoto, cette conférence représenta pour moi une déception énorme. Je me suis dit que, jamais, on n’arriverait à relever le défi climatique en cours par les négociations politiques internationales. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’étudier les solutions écologiques et économiques existantes, pour concevoir une théorie, qui allait devenir l’économie symbiotique.

[ Quésako ] L’économie symbiotique, où comment créer une symbiose entre l’humain et le vivant.

L’économie symbiotique conceptualisée par Isabelle Delannoy est une approche systémique, fondée sur la symbiose entre le génie humain et la puissance du vivant dans une communauté de vie. Cette relation harmonieuse et durable est bénéfique pour les deux parties, qui chacune en profite, à l’instar du rémora qui nettoie les parasites du requin, qui, en retour, le protège de prédateurs. « En conciliant les activités humaines avec le cycle du vivant, nous avons tout à y gagner, précise Isabelle Delannoy. La nature sait réaliser des choses que nous ne savons pas faire. Elle sait filtrer l’eau, transformer la matière… Saviez-vous par exemple que 70 % des médicaments sont produits par le vivant ? » L’économie symbiotique privilégie la bienveillance et préfère la coopération plutôt que la compétition pour produire et être rentable. Elle vient du local, où l’humain n’exploite plus la nature pour assouvir ses besoins. En recyclant les ressources, l’économie symbiotique régénère l’environnement, protège la santé, recrée des activités économiques intenses sur les territoires et contribue à renouer les liens sociaux.

Quels sont les bénéfices à attendre de l’économie symbiotique ?

I.D. > Revenons à 2009. D’ici à la date charnière de 2020, il restait trop peu de temps pour inventer des nouvelles solutions. Il existait déjà foison d’initiatives concrètes très valables, que j’ai observées et étudiées. Or, toutes les activités humaines pouvaient fonctionner facilement et efficacement en écosystème, en privilégiant une économie sociale et solidaire. En bon ingénieure, j’ai extrait de ces études des principes et des lois. Déjà des villes appliquent au moins partiellement le concept. Prenons l’exemple de Portland, réputée pour être l’une des villes les plus vertes des États-Unis. Au départ, l’objectif était de canaliser et de retenir les eaux de ruissellement, abondantes dans la région. Plutôt que de construire des égoûts, la ville a choisi de mettre en place des ″jardins de pluie″, bien moins coûteux et plus agréables. Elle a, dans le même temps, organisé les services publics et commerciaux de manière à ce qu’ils se trouvent à moins d’un quart d’heure de marche de chaque citoyen. Les habitants ont rapidement renoncé à utiliser les voitures, les parents laissent les enfants jouer dehors sans inquiétude et Portland est considérée comme l’une des villes les plus agréables à vivre du pays et a augmenté sa population de 60 %. Parallèlement, un milliard de dollars de carburant ont été économisés en un an, les émissions des gaz à effet de serre ont chuté de 20 %, 15 000 emplois ont été créés rien que pour le marché du cycle et… la criminalité a même diminué de 20 % ! Cet exemple montre à quel point l’économie symbiotique peut être efficace et profitable. 

Comment voyez-vous le monde de demain ?

I.D. > Si les comportements changent et si l’économie devient plus collaborative, solidaire et sociale, l’impact positif sera rapide. Nous pouvons imaginer une société qui se mêle intimement avec la nature, où les villes deviennent des jardins, où les manufactures de biens sont gérées en coopératives entre investisseurs, fabricants, usagers et collectivité et où les usages de la mobilité sont pilotés par des smartphones. Nous observerons une vraie croissance locale. Saviez-vous que, déjà, 77 % de l’innovation provient des citoyens ? Nous pourrons mettre en place des écosystèmes de solutions interconnectées, pilotées par des plateformes, qui seront organisés à différents niveaux, du local à l’international. Dans cette perspective, nous devrons nous assurer de l’interopérabilité et de la modularité des systèmes. C’est l’une des bases de l’économie symbiotique, pour qu’ils communiquent ensemble. 

Il conviendra également de changer de mode de gouvernance, pour qu’elle soit partagée entre les contributeurs, que ce soit à l’échelle d’un bâtiment pour l’énergie par exemple, ou du bassin de vie pour la mobilité. Ces transformations ne se feront pas sans usage des données locales et sans traçabilité, pour anticiper et réduire les risques de dérive ou de crise. Dans un contexte où les données seront contrôlées localement et mises à disposition volontairement par les citoyens, la communauté deviendra la gardienne de leur anonymisation, de la qualité de l’écosystème et du respect des équilibres et des synergies. De cette manière, nous pourrons créer une économie transversale et fertile des territoires.

Je partage cette vision avec le Fonds MAJ, ainsi que les valeurs, les enjeux et les ambitions. Ensemble, nous prévoyons de croiser nos expertises et nos réseaux, pour être capables de dépasser les lignes établies et dessiner une autre société plus équilibrée et plus durable.

[ L’expert ] Isabelle Delannoy, tisseuse des communautés vivantes et humaines.

Isabelle Delannoy se définit comme une « tisseuse des communautés vivantes et humaines », résolument convaincue par le pouvoir d’abondance du génie créatif de l’humain et de la vie, lorsqu’ils sont liés. « Je crois que nous devons redevenir indigènes de nos terres, » confie-t-elle. Ingénieure agronome et écoféministe, auteure et conseillère stratégique vers une économie régénératrice, elle a co-écrit avec Yann Arthus-Bertrand le film « Home », en 2009, pour informer sur l’état de la planète et du monde.

Mais avant tout, Isabelle Delannoy a été l’auteure en 2017 de la théorie de « l’Économie symbiotique ». Aujourd’hui, elle accompagne les entreprises, les organisations et les institutions, et les aide à mettre en pratique les principes et les lois de cette économie régénératrice de la Terre et de la société. Elle est aussi cofondatrice du projet en cours de Chaire partenariale d’Économie Symbiotique des Territoires avec le CNAM, dont les missions seront la mise en place de démonstrateurs, la recherche d’actions, le rapprochement entre praticiens et universités et la formation à ces nouvelles pratiques. 

Enfin, Isabelle est membre des Comités scientifiques du GéoParc Naturel Régional du Normandie-Maine, Conseil National de l’Ordre des Architectes, de Better We Better World, fondé par le Dalaï Lama, du conseil d’administration de la Fondation Mangroove ou la Musique au service de la Biodiversité, et membre de l’Advisory Board de Common Earth, le programme pour une économie régénérative du Commonwealth, qu’elle a contribué à concevoir.

Crédits photos : © Isabelle Delannoy, © Adobe Stock.