Des usages partagés en réponse aux enjeux démographiques et de préservation de l’environnement.

En un siècle, la population mondiale est passée de 2 milliards à près de 8 milliards d’habitants et pourrait atteindre 10 milliards en 2050. Cette explosion démographique s’accompagne d’une urbanisation galopante. L’extension des villes dans le monde entame ainsi chaque jour les zones rurales d’une surface de 110 km² environ, soit l’équivalent de la superficie de Paris ! Pour freiner cette croissance exponentielle des villes, le Fonds MAJ imagine améliorer l’utilisation des espaces de vie existants et ainsi réduire les besoins de nouvelles constructions. Entretien avec Fabrice Bonnifet, Ambassadeur du Fonds MAJ, Président du Collège des Directeurs du développement durable, administrateur du think tank ″The Shift Project″ et directeur Développement Durable et QSE chez Bouygues, pour y voir clair.

Dans quelle proportions les espaces de vie et de travail sont-ils trop peu utilisés selon vous ?

Fabrice Bonnifet > En France, 8 % des logements sont vacants et 10 % sont occasionnels. Chaque jour, la plupart d’entre nous partent de leur domicile durant des heures pour travailler ou suivre des cours. Les écoles et autres bâtiments d’enseignement sont occupés pendant quelques 30% de la journée seulement. Dans le tertiaire, plus de 40% des espaces sont structurellement sous utilisés, alors même que l’on sait que l’immobilier compte pour 20% des dépenses des entreprises. Souvent, les bâtiments administratifs mobilisent de nombreux m² pour des bureaux individuels, qui ne sont pas forcément attribués, en totale déconnexion avec la réalité actuelle du travail tertiaire de plus en plus nomade. Or, les millions de m² du parc immobilier représentent un gouffre énergétique. Pire : ils artificialisent des sols qui pourraient être utiles à d’autres usages, à commencer par la préservation de la biodiversité. Ces quelques chiffres démontrent que les bâtiments – privés comme publics – sont mal utilisés. Néanmoins, la prise de conscience émerge doucement.

L’immobilier évolue vers plus d’espaces partagés et flexibles. Comment sera-t-il possible d’organiser le bien vivre ensemble ?

F.B. > La modularité et la flexibilité dans l’immobilier sont en effet dans l’air du temps et je travaille sur le sujet depuis des années. L’objectif est de partager les espaces et les infrastructures entre plusieurs catégories d’utilisateurs, comme par exemple les parkings qui peuvent être réservés pour les employés des bureaux en journée et accessibles aux habitants du quartier la nuit. Des start-ups ont dans cette perspective développé des systèmes de gestion différenciés, proposant des places de parking à diverses catégories d’usagers suivant les périodes de la journée tandis que d’autres, telle que Flexy Moov, fournissent un service indoor de mobilité partagée douce et décarbonée (vélo, trottinette, voiture, scooter), accessible via une application numérique.

Ce type d’offre est intéressant à plusieurs titres : 

  • Comme il y aura de moins en moins de places dans les rues pour se garer, la gestion dynamique des parkings indoor va se développer ; 
  • Il est bien adapté à l’évolution des usages de la mobilité individuelle vers la mobilité de plus en plus partagée et décarbonée.

Évidemment, tous ces services ne peuvent fonctionner qu’avec l’aide de plateformes numériques et dans un environnement urbain ou rural parfaitement connecté. Parmi les technologies disponibles pour faciliter les transactions entre opérateurs de services et usagers, il est probable que l’approche ″blockchain″ soit celle qui apportera plus de fluidité et de sécurité. Attention cependant à ce que les consommations d’énergie associées à cette technologie ne viennent pas annuler les économies réalisées par ailleurs.

Bref, les bâtiments de demain se géreront comme les compagnies aériennes gèrent leur flotte d’avions. L’objectif sera d’intensifier au maximum l’usage de tous les m² disponibles, tout en veillant au confort des utilisateurs.

[ Quésako ] La blockchain ?

Si vous avez entendu parler de bitcoins et de cryptomonnaies, vous avez déjà été confrontés à la blockchain. Alors que la finance a ouvert la voie, d’autres secteurs lui ont récemment emboîté le pas. L’intérêt de cette technologie est majeur pour les acteurs, en général nombreux, qui veulent nouer ensemble une relation commerciale, sans qu’ils soient au même endroit, qu’ils partagent le même langage, qu’ils se fassent confiance au préalable, ou qu’une autorité centrale intervienne. C’est la blockchain qui garantit l’intégrité, l’honnêteté et la traçabilité de la transaction, et qui joue le rôle de tiers de confiance. 

Sur le principe, la blockchain peut s’imaginer comme un livre écrit par des dizaines, des centaines, voire des milliers d’auteurs, qui chacun détiendrait une copie. Chaque nouvelle page réalisée par l’un des rédacteurs serait mise à jour sur l’ensemble des copies. Surtout, il serait impossible de le falsifier, d’en modifier les informations ou d’en arracher une page. Le livre illustre la blockchain, qui en a les mêmes caractéristiques : un registre immuable et distribué à chaque contributeur. Chaque page représente un bloc, constitué d’un groupe d’opérations.

Concevoir autrement le bâtiment… que voulez-vous dire ?

F.B. > Le tout nouveau concept de Bâtiment Hybride à Économie Positive (BHEP) est un bon exemple pour expliquer cette évolution. Le ″BHEP″ marque la fin des bâtiments spécialisés (commerces, bureaux, écoles, restaurants…). C’est un immeuble conçu pour faire cohabiter différentes activités et varier les usages au fil de la journée. Le restaurant d’entreprise le jour devient ainsi une brasserie qui accueille le public en soirée et les jours fériés. 

Cette nouvelle génération de bâtiments va multiplier les fonctionnalités, pour répondre aux enjeux associés à la nécessité de construire moins et donc d’utiliser mieux les infrastructures existantes :

  • Les services proposés (conciergerie, mobilité, restauration, commerces éphémères…) seront accessibles via une plateforme numérique et les données collectées permettront d’optimiser en temps réel l’offre de services ; 
  • Le ″BHEP″ est conçu pour faire vivre aux utilisateurs une expérience d’usage augmentée, en configurant chaque espace en fonction de chaque catégorie d’activités. Nous entrons dans l’ère de la Haute Qualité d’Usages qui privilégie le bien-être des occupants, tout en maintenant un suivi optimum des fonctions de confort traditionnel : qualité de l’air intérieur, réglage de la luminosité sur l’horloge biologique, température…   
  • Il sera à la fois ″mutable″, c’est-à-dire qu’il s’adaptera aux besoins à court terme des utilisateurs selon la chronotopie du bâtiment, et réversible, pour se transformer si les activités à long terme changent radicalement. [NDLR : Un bâtiment chronotopique permet d’accueillir différents usages en fonction des périodes de temps.] Cette capacité d’optimisation au cours du cycle de vie du ″BHEP″ lui permet de durer plus longtemps et donc d’améliorer son bilan carbone ;
  • Cet immeuble nouvelle génération pourra en plus auto-produire ses besoins en eau, avec des systèmes de récupération d’eau de pluie, de traitement des eaux usées, en énergie, avec des installations de production d’énergie renouvelable, et en chaleur. Connecté à son environnement et aux bâtiments voisins, il participera à l’équilibre du réseau énergétique local (Smart Grid).
  • Parce que le réemploi et le recyclage des matériaux auront été inscrits dans le cahier des charges, le ″BHEP″ servira de banque de matériaux pour les prochaines générations de bâtiments, sans avoir à puiser dans les ressources primaires.
  • Enfin, le ″BHEP″ sera doté d’un bouquet de fonctions lui garantissant d’améliorer sa valeur verte : résilience au changement climatique, matériaux bas carbone, production d’énergies renouvelables, mobilité intégrée au bâti, efficacité énergétique…

Aujourd’hui, les exemples de ″BHEP″ dans le monde se comptent sur les doigts d’une main. Le siège social d’Unilever à Hambourg illustre le concept, avec des infrastructures mutualisées, mêlant toutes sortes d’activités privées et publiques. C’est un bâtiment qui ne ferme jamais, en permanence très vivant, générateur de revenus additionnels et avec une empreinte énergétique minime. En France, l’immeuble Sways en rénovation-construction à Issy-Les-Moulineaux sera un ″BHEP″. [NDLR : Le concept building BHEP de Bouygues a reçu le label de la fondation Solar Impulse.] Abritant les bureaux de Canal +, Sways sera un lieu ouvert sur son quartier et mixte en termes de publics et d’activités, offrant une large palette de services pour répondre aux besoins des habitants et des occupants.   

Je suis persuadé que les villes accueilleront de plus en plus ces bâtiments à forte intensité d’usages, afin de diminuer l’empreinte globale des infrastructures bâties dans un contexte de tensions économiques et climatiques très fortes. Pourquoi ne pas s’engager tout de suite dans cette évolution des usages des bâtiments pour répondre aux enjeux de demain ? La ville et la société ont tout y à gagner.

[ L’expert ] Fabrice Bonnifet, passionné par et engagé pour le Développement durable.

Directeur Développement Durable & QSE chez Bouygues, Fabrice Bonnifet pilote de nombreux projets transversaux sur la ville durable, les achats responsables, l’économie circulaire… au sein du groupe.

Il est également Président du Collège des Directeurs du développement durable (C3D), Administrateur de The Shift Project et co-fondateur du blog sur l’Entreprise Contributive.

De surcroît, Fabrice Bonnifet est engagé auprès d’étudiants. Il enseigne à l’Université de Paris Dauphine dans le Master Développement Durable & Organisations, à l’ENSAM et l’ESTP dans le Mastère Spécialisé Habitat & Construction durables.

Crédits photos : © Fabrice Bonnifet, © Groupe Bouygues, © Bechu et associés.