Une organisation plus agile du travail, basée sur le talent, en réponse aux enjeux économiques et sociaux.

Auto-entreprenariat, entreprises agiles, économie des talents et montée en puissance des collectifs : les nouvelles organisations du travail ont le vent en poupe. Samuel Durand, Ambassadeur du Fonds MAJ, fondateur du projet Going Freelance et auteur d’une étude sur l’exploration du travail de demain, a parcouru le monde pendant 6 mois, visité 13 villes, 10 pays et trois continents, pour recueillir 101 témoignages avec des entreprises et des travailleurs du futur. État des lieux et prospective.

À l’issue de votre tour du monde, comment se porte le travail d’après vous ?

Samuel Durand > Une évolution importante du travail est déjà en marche et elle s’accélère aujourd’hui. Pour l’expliquer, revenons un peu en arrière, au siècle dernier, quand les économistes Ronald Coase et Oliver Williamson se sont intéressés au pourquoi de l’existence des entreprises. Ils ont transposé l’entreprise comme une alternative au marché des contrats. Or, chaque transaction effectuée nécessitait des recherches d’informations, des négociations, ou encore la validation de l’exécution du contrat, conduisant à cette époque, avant l’ère numérique, à des coûts très élevés. La création de grandes entreprises permettait d’absorber ces coûts, en diluant les tâches via la hiérarchie interne. L’arrivée d’Internet dans les années 1990 a complètement changé la donne et a conduit à faire chuter les coûts des recherches d’information et des contrôles d’exécution, donc les coûts de transaction. Le nombre de grandes entreprises a alors diminué et la révolution numérique a permis l’émergence d’une économie du partage, des acteurs de l’ubérisation comme Airbnb ou BlaBlaCar et de la plateformisation du travail, qui autorise une organisation plus agile des entreprises

Expliquez nous : qu’est-ce qu’une entreprise agile ?

S.D. > Une entreprise agile est dynamique et flexible, avec des équipes hybrides, salariées et freelances. Elle fait appel aux meilleurs experts, où qu’ils soient, le temps d’un projet. Pour ce faire, l’entreprise dispose de plusieurs viviers de talents. Les premiers experts, ils sont dans l’équipe. Si l’entreprise est assez grande, elle peut ensuite recruter des talents en interne. Chez Google par exemple, les salariés bénéficient de 20 % de leur temps de travail pour réaliser un projet personnel ou rejoindre des projets dans d’autres départements. Le troisième vivier de talents est constitué par une communauté de freelances et d’anciens salariés à laquelle l’entreprise peut faire appel à la demande. Enfin, le dernier vivier de talents vient des réseaux sociaux professionnels et des plateformes de recrutement.

Poussée à l’extrême, cette organisation d’entreprise (appelée aussi « flash organization ») est une organisation à hiérarchie virtuelle, mise en place à l’aide d’un réseau mondial d’experts. Elle est portée par la transition numérique des entreprises. Dans l’équipe ainsi créée virtuellement, un responsable de projet joue le chef d’orchestre, qui détermine les besoins et les étapes-clés du projet, centralise les informations, répartit les missions, suit les avancées et assigne une tâche à chaque membre, que ce dernier va mener de son côté en soliste, indépendamment des autres experts. Ce type d’organisation est guidé par la compétence.

L’intérêt de la « flash organization » tient donc non seulement à la possibilité de faire appel aux meilleurs experts partout dans le monde, mais aussi à la capacité du projet à se restructurer au fur et à mesure de son avancée et à s’adapter très rapidement au fil des tâches et des suggestions de chaque contributeur.  La plateforme Comet a très récemment lancé le service cometFleet qui n’est rien d’autre que la concrétisation de la théorie développée à Stanford. La plateforme se charge de recruter les profils appropriés pour les projets d’entreprise, pour les intégrer dans des équipes sur-mesure, durant quelques mois, le temps d’une mission, de la conception à la livraison.

[ Quésako ] La « flash organization » examinée à la loupe de l’université de Standford.

La « flash organization » a été expérimentée en 2017 par des chercheurs de l’université de Stanford aux États-Unis. Leur objectif : étudier la faisabilité de projets complexes en faisant appel à des compétences externes à l’échelle mondiale. Ces chercheurs se sont servis d’une plateforme pour piloter les projets et recruter les experts sur différentes places de marché. Le chef de projet a défini la trame de la mission (une application pour des médecins urgentistes par exemple, ou un jeu de cartes…), que la plateforme a proposé à des experts sur des réseaux collaboratifs. Le recrutement n’a pris que 12 minutes et 30 secondes, avant que les talents missionnés démarrent la tâche qui leur avait été confiée. Dans le cadre d’une entreprise traditionnelle, le recrutement aurait nécessité plusieurs semaines au bas mot. Une prouesse, liée à l’agilité et la dynamique de l’organisation !

La nouvelle organisation du travail dépend donc de l’essor des indépendants ?

S.D. > En effet et cela tombe bien car ce mode de travail se développe à vitesse exponentielle. En France, le freelancing a augmenté de 145 % en 10 ans, atteignant cette année le chiffre d’1 million d’indépendants. Cette tendance à la hausse a plusieurs origines. D’abord les entreprises classiques ont perdu la confiance des salariés, en même temps que l’érosion de la protection sociale et des espoirs d’évolution de carrière. Ensuite il y a une recherche forte chez les travailleurs d’un équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, d’une liberté et d’une flexibilité dans leur activité, d’un pouvoir de décision sur les choix des clients et des missions. Une évolution qui explique que le statut d’indépendant est bien plus souvent qu’on l’imagine un choix – 90 % des freelances l’auraient décidé – et concerne principalement des experts qualifiés.

Comme je l’ai déjà expliqué, les entreprises ont tout à gagner en faisant appel à ces talents. Non seulement le gain est économique, puisque les freelances sont payés uniquement le temps de leur mission, mais en plus le gain est sur la performance, les entreprises ayant ainsi accès aux meilleurs talents. Sur le marché de ces indépendants très qualifiés, la sélection porte donc sur les compétences, moins sur les prix, donnant naissance à « l’économie des talents ». Néanmoins, ce marché gagne encore à s’affirmer et les entreprises doivent faire évoluer leur regard sur ces freelances, en les considérant comme les experts qu’ils sont pour la performance qu’ils leur apportent, et non uniquement comme une main d’œuvre aisément remplaçable pour les économies qu’ils leur procurent. Les mentalités changent et les entreprises sont plus conscientes de la qualité de ces indépendants de « l’économie des talents », puisque près de 50 % des DRH questionnés dans le cadre d’une étude récente ont affirmé avoir cherché à recruter des cadres supérieurs parmi des freelances. 

Le travailleur de demain, comment l’imaginez-vous ?

S.D. > Le travailleur du futur ambitionnera d’être à la fois auteur et acteur de son travail. Il cherchera à expérimenter, affiner et affirmer ses compétences. Déjà aujourd’hui, la frontière entre amateurs et professionnels s’est atténuée. Sur internet, des amateurs publient leur livre, postent leur musique, présentent leurs réalisations, enseignent leurs expertises, créent leur marque… Le déploiement de plateformes sur le web permet à beaucoup de vivre de leurs savoir-faire spécifiques et peu à peu, en matière de légitimité, les projets remplacent les diplômes. Ainsi est née « l’économie de la passion », qui donne accès à de nouvelles formes d’entrepreneuriat sur internet pour tous types de produits et services. 

Cette « économie de la passion » est à relier avec la quête de sens et de bienveillance. À Chicago par exemple, j’ai rencontré Gordon, qui était Social Media manager en agence. Il a décidé de devenir freelance, pour choisir ses missions et ses clients en phase avec ses valeurs et retrouver du sens au cœur même de son métier. Résultat : en ayant exactement la même activité, il s’est épanoui.

Je pense que nous sommes à la fin de l’ère de l’hyper-individualisation. Le travailleur de demain, même s’il sera majoritairement indépendant, ne sera pas seul.  Nous assistons effectivement à un retour de la communauté et du collectif, autour du partage de valeurs, de vision, de lieu ou autre. Ceux qui rejoignent un collectif retrouvent une forme de solidarité. Ils s’allient à des personnes qui se comprennent, s’entraident et sont confrontés aux mêmes problématiques. Ils se donnent l’opportunité d’avancer sur des projets communs en équipe, de développer leur réseau et d’apporter une palette plus large de compétences à leurs clients. C’est d’autant plus important à l’heure où les sphères personnelle et professionnelle se mêlent.

Enfin, dans cette organisation guidée par les compétences, j’appelle de mes vœux à ce que les données numériques des travailleurs leur reviennent. J’explique : dans cette société où chacun affiche ses avis et attribuent des étoiles sur ses séjours en hôtel, ses repas au restaurant ou ses visites au musée, les personnes devraient légitimement pouvoir récupérer et utiliser leurs notes, plutôt que les plateformes, pour valoriser leurs qualités individuelles et leur réputation. J’imagine ainsi que chacun pourrait détenir un passeport sur tout ce qui est dit sur lui, au professionnel sur des plateformes telles Upwork ou Comet, comme au personnel sur Homestay LeCab, Drivy,… ou Marmiton. Une traçabilité positive, en quelque sorte, sécurisée par la technologie Blockchain. Qu’en pensez-vous ?

[ L’expert ] Samuel Durand, l’explorateur du ‘Future of work‘.

Après avoir bouclé ses études en école de commerce à Grenoble, Samuel Durand savait clairement ce qu’il ne voulait pas : une carrière linéaire dans une entreprise classique. Pour mûrir son projet d’avenir, il est donc parti explorer les villes les plus avancées en matière de futur du travail aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Espagne, en Belgique, au Vietnam et à Singapour, à la rencontre des travailleurs qu’il a interrogés. Il en a tiré une étude très bien documentée sur l’exploration du travail de demain. Aujourd’hui, il est consultant sur l’économie du freelancing, conférencier et rédacteur d’une newsletter Le Billet du Futur. Il prépare aussi un documentaire sur la quête de sens et sur le travail de demain. Tournage prévu à l’été 2020 !

Crédits photos : © Samuel Durand, © Bespoke.