La décennie 2020 marque le début d’une transformation profonde d’un secteur clé : celui de la mobilité. Pour le Fonds MAJ, la manœuvre est engagée et s’oriente vers des solutions de mobilité propre et partagée. Jean-Pierre Corniou, Ambassadeur du Fonds MAJ, expert de l’industrie automobile et de la transition numérique, auteur de l’ouvrage « Et la voiture de XXIe siècle sera… chinoise », commente cette rupture qui va bouleverser à la fois l’industrie, nos habitudes, nos villes, notre société.
Pourquoi parle-t-on aujourd’hui d’une révolution de la mobilité ?
Jean-Pierre Corniou > Même si le mouvement était latent, différents facteurs en 2019 et 2020 ont enclenché et accéléré une véritable dynamique de transformation. La mobilité longue distance a ainsi été lourdement ébranlée, face aux voix écologistes qui s’élèvent de plus en plus fort, avec le flyskam (NDLR : la honte ou le sentiment de culpabilité que ressent ou devrait ressentir une personne informée ou sensibilisée à la protection de l’environnement d’avoir à se déplacer en avion) par exemple, mais aussi face à la rapidité de l’expansion mondiale de l’épidémie de Covid-19 fin 2019 et début 2020, qui s’est accompagnée par la chute vertigineuse de la pollution en Chine et dans bien d’autres pays, dans le contexte du confinement des populations.
Qu’est-ce que l’évolution de la mobilité va changer dans notre société ?
JP.C. > Nous sommes au carrefour de changements puissants, qui risquent de transformer profondément notre société, alors que notre histoire a été façonnée par 200 000 ans de progrès de la mobilité. Si l’Homo Sapiens n’avait pas migré et exploré de nouveaux territoires, il serait resté sur les grands plateaux de l’Est de l’Afrique. Si la navigation ne s’était pas développée, nous n’aurions pas découvert de nouveaux continents aux XVI et XVIIe siècle. Si la mécanisation des transports et l’invention de la machine à vapeur au XVIIIe siècle n’avait pas eut lieu, elle n’aurait pas permis de parcourir de grands espaces inexplorés. Le développement du chemin de fer au XIXe siècle a encore élargi les horizons. Le XXe siècle a ensuite ouvert la porte aux modes de transports alimentés avec des énergies fossiles. Au XXIe siècle, nous franchissons une nouvelle étape, qui va remettre en cause 130 ans d’industrie automobile.
[ Quésako ] Les chiffres (d)étonnants de la mobilité.
1890 : naissance de l’industrie automobile
80 % du temps de conduite en ville vient de la recherche d’une place de parking
97 % du temps, les voitures restent immobilisées en ville
1,3 milliard d’automobilistes sur la planète
15 ans : durée de vie d’une automobile en moyenne
37,5 % de réduction des émissions de CO2 entre 2021 et 2030, selon l’objectif de l’Union européenne
2,5 % de véhicules électriques dans le monde aujourd’hui
25 % des véhicules qui circuleront en Chine en 2025 seront électriques
99 % des bus électriques sont produits en Chine
Quels sont les principaux facteurs responsables de la transformation de la mobilité ?
JP.C. > La mobilité va effectivement changer radicalement et à vitesse exponentielle, parce que le monde s’est lui-même métamorphosé, du fait de deux facteurs : la possibilité de mobiliser les énergies renouvelables et l’essor d’Internet, qui n’existait pas avant 1994. C’est une situation qui n’a jamais existé auparavant. Internet est en effet un formidable vecteur de transformation. Le savoir est ainsi partagé, même s’il est parfois déformé sur les réseaux. Cette démocratisation des savoirs est symbolisée par Wikipedia et permet au plus grand nombre d’être informé. Trois grandes évolutions de la mobilité vont ainsi naître du développement des énergies renouvelables et la numérisation.
Parlez-nous de la première évolution que s’apprête à vivre le secteur de l’automobile.
JP.C. > Nous entrons dans l’ère de l’électrification de l’automobile. Cette évolution à marche forcée est inexorable, poussée par des impératifs de santé publique : selon l’OMS, 4,2 millions de morts prématurées sont liées à la pollution de l’air. Plus précisément, une étude américaine (ICCT) estime qu’en 2015, 385 000 morts prématurées sont liées aux émissions de polluants par l’automobile. Nous allons assister au même bouleversement qu’au siècle dernier, quand l’automobile a remplacé les chevaux en ville, parce qu’ils représentaient un véritable fléau sanitaire à cause de leurs déjections sur les voies de circulation.
L’électrification de l’automobile nous permettra de ne plus polluer lors de l’utilisation des véhicules. La production électrique s’adaptera à cette nouvelle demande sanitaire, par la poursuite de la réduction des énergies fossiles et le développement des énergies alternatives. De plus, les réseaux électriques intelligents (les smart grids) vont pouvoir équilibrer les consommations d’énergie en temps réel, entre l’offre d’électricité et la demande. Les batteries des voitures électriques pourront d’ailleurs permettre de stocker l’électricité quand elle n’est pas utilisée, pour la libérer dans le réseau quand il en aura besoin pour alimenter les activités humaines.
Cette électrification accompagnera l’accélération des transports multimodaux, qui apporteront une liberté de choix avec une palette élargie de solutions de déplacement : des plus classiques (automobile) aux plus respectueuses (mobilité douce), en passant par les plus innovantes (Hyperloop, ce train imaginé par l’entrepreneur milliardaire Elon Musk, capable de se déplacer à plus de 1 000 km/h dans un tube étanche en forte dépression pour limiter la résistance aérodynamique). L’Hyperloop pourrait devenir réalité en France à horizon 2035.
Cela signifie-t-il donc que les usages vont évoluer ?
JP.C. > Oui, et il s’agit de la seconde évolution de la mobilité. C’est probablement la fin de la voiture individuelle telle que nous l’avons toujours connue, au profit d’un éventail de solutions de mobilité grâce aux atouts de plateformes numériques de partage entre des citoyens de plus en plus connectés. Ces plateformes permettent de rapprocher l’offre de la demande de mobilité, avec la mutualisation de flottes automobiles, le développement de navettes autonomes collectives de dessertes locales, l’autopartage, le covoiturage, la possibilité d’itinéraires et de facturation multimodales, la gestion partagée des places de parking… Cette révolution des usages est désormais concrète, du fait des progrès de la géolocalisation en temps réel, du télépaiement et de la fiabilité de la gestion des données de disponibilité ou de la charge des véhicules. Les bénéfices seront considérables, en économies d’énergie, partage des coûts, utilisation des infrastructures (parkings…) ou encore gestion de la circulation et baisse de l’accidentologie.
Les technologies numériques vont également conduire à la troisième évolution du secteur. Puisqu’il est en effet possible de suivre précisément (de « tracer ») les matériaux, ceux-ci vont pouvoir entrer dans un cycle d’économie circulaire. Daimler, par exemple, élabore pour chacune de ses catégories de véhicule un modèle dans lequel les composants et les matériaux sont analysés pour entrer dans un processus de recyclage. La marque annonce ainsi que tous les matériaux de ses voitures sont recyclables à 85 % et réutilisables à 95 %. Les batteries électriques peuvent avoir une seconde vie pour stocker l’énergie solaire produite par les panneaux photovoltaïques sur les toits des maisons et des immeubles.
Pensez-vous que la transformation sera rapide ?
JP.C. > À mon sens, il faudra une bonne douzaine d’années encore, avant de constater un réel changement. Les automobiles ont en effet une durée de vie de 15 ans environ et 90 millions de véhicules neufs sont mis en circulation chaque année sur la planète. En conséquence, les voitures d’aujourd’hui seront toujours sur les routes en 2035. Si l’évolution s’amorce bien dès 2020, elle se heurte donc à l’inertie du système et la transformation complète du secteur aura lieu en 2035. Mais soyons optimistes. D’ici là, la situation devrait largement s’améliorer. La Chine, par exemple, a la volonté de passer 25 % de ses véhicules à l’électrique en 2025. Sachant qu’il y a 25 millions d’automobiles en Chine, on verra déjà une nette diminution des émissions de CO2. Sans compter que l’épidémie de Covid-19 entre 2019 et 2020 est de nature à profondément redistribuer les cartes !
[ L’expert ] Jean-Pierre Corniou, spécialiste de l’industrie automobile et de la transition numérique.
À travers son engagement professionnel et social, Jean-Pierre Corniou agit pour la transformation de la société grâce aux technologies de l’information, de la communication et de la connaissance, pour un environnement plus ouvert et plus responsable. Spécialiste de la transition numérique, il a été Président du Cigref, association réunissant des grandes entreprises et administrations publiques françaises pour développer leur capacité à intégrer et maîtriser le numérique, et est Président de l’enjeu « industrie et services » du pôle de compétitivité Systematic en Île-de-France. Expert du secteur automobile, il a été Directeur des systèmes d’information chez Renault, contribuant au développement de la télématique et de la géolocalisation. Il est aujourd’hui consultant pour Sia Partners, conférencier et auteur de plusieurs ouvrages. Il est aussi expert du CES de Las Vegas, le grand salon de la high tech, depuis 2000..
Crédits photos : © Hyperloop Transportation Technologies, © Jean-Pierre Corniou.