Des flux et des réseaux publics réorganisés en réponse aux enjeux économique, social et environnemental.

Paris, Rome, Londres, Bruxelles, Berlin…  Ces capitales européennes, comme la majorité des villes, ont forcément des réseaux d’électricité, de gaz, d’eau et de transports publics parfaitement bien tracés et bien identifiés, pensez-vous ? Ce n’est pas l’avis de Cesare Massarenti, Ambassadeur de MAJ, économiste et mathématicien, ancien expert des ″simulations probabilistiques″ de la croissance économique pour le ″Precourt Institute for Energy″ de l’Université de Stanford. Dans la réalité, force est de constater une désorganisation responsable de gaspillages, d’inefficacité et de services contraires à l’intérêt public, surtout en ce qui concerne les réseaux hydriques et le transport public. Quelles seraient les solutions pour aplanir la situation ? Les réponses par Cesare Massarenti.

Pourquoi la situation des flux est-elle essentielle pour répondre aux actuels enjeux de société ?

Cesare Massarenti > Depuis le lendemain de la deuxième guerre mondiale, la croissance économique a été stimulée en fonction de deux paradigmes : l’augmentation de la productivité et celle de la consommation. Or, avant même 2008 et le début de la crise économique, la productivité n’augmente plus, excepté dans un nombre très restreint de pays de l’OCDE, et l’augmentation de la consommation est presque partout un sujet de préoccupation politique.

Les possibilités de croissance vont donc devoir être trouvées ailleurs, dans l’efficacité énergétique par exemple et l’exploitation des réseaux énergétiques intelligents (smart grids) qui permettent de mieux utiliser les différentes formes d’énergie, de faire des économies, donc de créer des conditions favorables à la croissance, tout en créant de très nombreuses opportunités d’emplois.

Pour les réseaux d’eau, la situation est plus compliquée et ne touche pas uniquement la croissance. Je pense par exemple à la construction de barrages sur les affluents du Mékong et sur le fleuve lui-même au Laos, en Thaïlande, en Chine, qui influencent le flux d’eau en aval, au Cambodge ou au Vietnam. Le niveau du fleuve a dramatiquement baissé, ce qui limite la navigation, des espèces animales sont en voie de disparition (comme le dauphin et le lamentin du Mékong), les ports ont réduit leur activité, les algues se multiplient, empêchant la migration des poissons… Pire : il y a une baisse de la disponibilité en eau douce, avec des risques de pollution, d’assèchement des sols et d’appauvrissement des populations. Ho Chi Minh Ville, au niveau du Delta du Mékong, la plus grande source en eaux intérieures de poissons, coquillages et crustacés du Vietnam, est affectée par des courants d’eau insuffisants, si faibles qu’ils sont incapables de repousser les marées. Le barrage en construction sur le Nil Bleu en Éthiopie conduit à la même situation au niveau du Delta du Nil, où le sol concentre le sel de la mer, provoquant la destruction de l’agriculture de l’Égypte. Ce sont des catastrophes humaines et environnementales énormes que l’on doit résoudre collectivement et que l’on retrouve malheureusement ailleurs dans le monde. Désormais, les tensions politiques entre pays voisins au regard de la disponibilité de l’eau sont si graves qu’elles pourraient engendrer des conflits.

Quel est aujourd’hui l’état des réseaux publics dans les villes ?

C.M. > Comme je l’ai dit précédemment, les réseaux énergétiques – gaz et électricité – sont gérés de manière plutôt efficace et certains (encore trop rares à mon sens) bénéficient des technologies numériques avec le déploiement des Smart Grids. Ils sont déjà bien cartographiés. Néanmoins, les réseaux de chaque pays ne sont pas suffisamment reliés entre eux, à l’exception de certains cas, comme en Europe, où le réseau électrique d’Italie du Nord est relié avec la centrale du Bugey en France. Sans réseau électrique international, nous sommes dans la même situation qu’un réseau ferroviaire morcelé, qui exigerait de changer de locomotive à chaque frontière. C’est très inconfortable pour les passagers. Pour le réseau d’eau, la situation est beaucoup plus critique. Même dans les plus grandes villes. Les infrastructures d’eau européennes sont anciennes. À Londres et Rome, par exemple, les canalisations datent de plus de 60 ans – et fuient. À l’inverse des Smart Grids, les villes n’ont aucun plan précis et mis à jour du réseau souterrain, ni des matériaux utilisés dans chaque tranche de canalisation, encore moins des diamètres des tuyaux ou de l’emplacement de toutes les dérivations. Impossible dans ces conditions d’assurer une maintenance sérieuse. Résultat : les pertes d’eau en Italie du Sud par exemple sont estimées à 60 %, avec une moyenne d’environ 40 % pour le pays. Sans compter les prélèvements sauvages – les vols – d’eau, responsables de 10 % à 20 % de pertes en plus ! Ce n’est pas un cas isolé. La moyenne européenne des pertes est estimée à 30 ou 35 %. Ajoutons l’excédent de consommation d’électricité au niveau des pompes et des valves de la distribution d’eau, et l’on comprend que la situation exige une intervention urgente des exploitants de réseaux pour ″fermer le robinet″ aux gaspillages.

Passons maintenant au réseau de transport public. Les lignes de bus, de tramways et de métros ont été mal organisées dès l’origine. Historiquement, elles n’ont pas été conçues sur la base des déplacements des habitants, mais imposées par les contraintes du réseau routier existant et, surtout, par les possibilités en surface. Ce serait si simple aujourd’hui de redessiner les réseaux de bus et tramways sur la base des usages réels, grâce aux données numériques des smartphones des habitants circulant dans les rues, couplées avec la collecte d’informations par drone. Par ailleurs, la plupart des sociétés de gestion des réseaux de transport utilisent des logiciels de supply chain management dépassés. Le passage à des instruments plus performants pourrait pourtant apporter des diminutions de coûts de 30 % en moyenne et les technologies Smart Grid sont pleinement applicables.

[ Quésako ] Un réseau électrique intelligent, pour quoi faire ?

Un réseau électrique intelligent, ou Smart Grid, exploite les technologies numériques pour mieux communiquer entre la production et la consommation d’énergie, en passant par la distribution. Il favorise la circulation d’informations entre les fournisseurs et les utilisateurs, afin d’ajuster et d’optimiser le flux d’électricité en temps réel entre l’offre et la demande. L’apport du numérique devrait ainsi permettre d’économiser l’énergie, sécuriser le réseau et en réduire les coûts.

Dans quelles voies s’orienter pour améliorer les réseaux au bénéfice des citoyens ?

C.M. > Les initiatives isolées ne manquent pas et il conviendrait de s’inspirer des bonnes pratiques pour avancer. Sur les réseaux énergétiques, je pense par exemple à plusieurs petites villes autour de Bologne en Italie qui se sont organisées pour financer et installer des panneaux photovoltaïques sur les toits des maisons de leurs administrés et partager un réseau électrique. La totalité de l’investissement a été soutenu par les administrations locales. Pour les habitants, les consommations d’électricité sont devenues quasiment gratuites . Ce qui a été possible à l’échelle d’une région, pourquoi ne pas le reproduire plus largement ? Autre exemple d’initiative intéressante sur les transports : celui de la ville d’Utrecht aux Pays-Bas, qui a établi une zone “car-free” initialement prévue pour 12 000 personnes. Sur le thème de la distribution d’eau, la compagnie municipale des eaux Hagihon à Jérusalem a réalisé une cartographie précise des canalisations en sous-sol il y a 10 ans, à partir d’un outil numérique. Si le réseau est endommagé, tout est ainsi prêt pour effectuer une réparation en moins de 20 minutes. Avant d’avoir dessiné les plans, il fallait 2 jours minimum pour colmater les fuites. Ces trois exemples montrent que des solutions existent déjà, et que ce sont des outils numériques faciles à déployer, mais il faut une volonté politique et beaucoup de détermination pour accomplir la mise en oeuvre de ces améliorations. 

Pourquoi les réseaux ne sont-ils pas remis en état dans ces conditions ?

C.M. > Ce qui manque cruellement, c’est une vraie prise de conscience sur l’état des réseaux. Et même lorsque les pouvoirs publics veulent s’attaquer au problème, il n’existe pas à ce jour de modèle économique. C’est là que le bât blesse. Des études ont prédit que la remise en état du réseau national d’eau couterait 65 milliards d’euros en Italie, 90 milliards d’euros en France, 110 milliards de livres en Grande-Bretagne sur 20 ans, et même 3 trilliards de dollars en 25 ans aux Etats-Unis ! Il est donc indispensable de s’appuyer sur un modèle économique solide pour avoir la capacité d’engager les investissements. Idéalement, il conviendrait pour les collectivités de traiter tous les réseaux (énergie, gaz, eau et transport public) globalement et en même temps. En agissant ainsi plutôt qu’en abordant les problèmes séparément et au moment seulement ils se présentent, les collectivités feront non seulement des économies mais en plus elles amélioreront la situation des citoyens. Surtout, les administrateurs des réseaux doivent se préoccuper sans attendre de la question du financement à moyen et long termes des travaux. C’est absolument indispensable pour pouvoir réduire les coûts, pour améliorer la performance de ces réseaux et, plus globalement, pour rendre plus efficace la société dans son ensemble, tout en répondant au mieux aux attentes des différentes parties prenantes. Malheureusement, souvent ces investissements sont considérés comme injustifiés et difficilement valorisables. Le résultat est presque toujours la dégradation du bien dans le temps et l’augmentation énorme des budgets nécessaires pour redresser la situation.

Il faut donc être capable de traiter les problématiques et les enjeux à long terme, en termes d’organisation et de financement, avant d’espérer des premiers résultats rapides et d’imaginer leur évolution dans le temps. Je l’ai testé en réalisant une étude pour la commune de Spoleto, à la recherche d’un modèle de Smart City qui aborde simultanément les gestions de l’énergie, de l’eau, des transports de la ville, des habitants et des touristes. Le modèle a été construit sur la base d’un système de communication Smart, avec des instruments d’intelligence artificielle. C’est ainsi beaucoup plus facile de s’organiser, de trouver des solutions performantes et des financements durables, mais aussi de mesurer les bénéfices. Les travaux seront payés par les économies réalisées. Arrêtons de siloter les compétences publiques, traitons les problèmes avec une démarche plus transversale, et raisonnons en mêlant points de vue technique et économique dans l’intérêt des citoyens. C’est sur cette voie que le Fonds MAJ peut apporter une valeur ajoutée, en sensibilisant les administrateurs des réseaux mais aussi ceux des collectivités. Nous pourrons sans doute aussi les accompagner en les aidant à prendre du recul sur les sujets qui les préoccupent et à les aborder dans leur globalité.

[ L’expert ] Cesare Massarenti, multispécialiste visionnaire aux talents XXL.

Économiste et mathématicien à l’université de Stanford aux États-Unis, Cesare Massarenti a un parcours hors du commun. Il a participé à la mise en place du tout premier système d’enseignement par ordinateur dès la fin des années 1960. Il a ensuite été membre du premier noyau d’une université à New-York, la ″State University of New-York at Old Westbury″, qui accueille aujourd’hui quelque 12 000 étudiants. De retour en Europe, Cesare Massarenti a formé à Paris des adultes et ouvert un cours dédié au multimédia à Paris Panthéon-Assas à la Sorbonne dans les années 1990.

Il a également été conseiller de l’ancien ministre Jack Lang pour l’introduction des technologies numériques dans la communication. Il a été membre du cabinet du Commissaire européen à l’industrie Martin Bangemann, pour la construction de la Société de l’Information dans l’Union Européenne.

En Italie, il a assuré un enseignement sur les techniques avancées de la communication à l’Université de Milan Bicocca et à l’école Polytechnique de Turin, jusqu’à l’heure de la retraite en 2013.

Entretemps, Cesare Massarenti est devenu consultant pour la conception de modèles d’économies d’énergie, notamment avec le Precourt Institute of Energy de l’Université de Stanford, où il a coordonné un groupe d’experts pour simuler un système d’équilibre de croissance.

Parmi ses multiples talents, Cesare Massarenti a aussi été musicien de jazz professionnel et a joué avec Ornette Coleman, Cecil Taylor et Anthony Braxton. Enfin, il a produit et réalisé plusieurs films et vidéos pour des musées et groupes de musique, primés en France et aux États-Unis.

Crédits photos : © Cesare Massarenti, ©Handout, © CKPOWER, © AFP.